I
Les maisons isolées sur les routes presque abandonnées qui traversent les montagnes, maisons trop nombreuses encore pour le bonheur des paotred-kaled (durs garçons) de la Basse-Bretagne, tristes cabanes qu’une lourde vapeur de cidre environne et dont un fagot de gui orne toujours la façade lézardée ; ces maisons-là, vous en conviendrez, sont bien nommées, trop bien qualifiées par ces mots : chapel an Diaoul, chapelle du Diable.
Hélas ! il n’est que trop vrai, nos paysans bretons y font de trop fréquentes stations : le cidre détestable qu’ils y trouvent a pour eux un goût qu’aucune liqueur n’égale sur la terre. Ils oublient peines, douleurs, misère ; ils oublient femme, enfants, famille ; ils oublient intérêts, affaires, religion ; ils oublient tout — jusqu’à leur conscience.
C’est assurément un spectacle bien étrange en Basse-Bretagne que le retour d’une foire ou d’un pardon ; mais c’est un spectacle bien triste que ces hommes qui trébuchent dans les chemins creux, trop étroits pour leur marche louvoyante, pareille à celle d’une chaloupe qui tire des bords pour naviguer contre le vent ! Et ces pauvres femmes, épouses et filles, sœurs ou fiancées, qui essaient d’arracher de l’auberge leur mari, leur frère, leur fiancé, leur parent ivrogne (c’est le mot obligé), ou qui souvent s’efforcent de soutenir leurs pas chancelants sur le chemin ; qui, parfois aussi, s’interposent entre deux camarades sur le point d’en venir aux coups... oui, c’est bien triste.
Telles sont les impressions de mon âge, aujourd’hui ; mais, autrefois, je ne le voyais pas ainsi. Non, en vérité ! et qu’on me pardonne cet étrange aveu : je trouvais du pittoresque dans ces groupes chancelants, bruyants, chantants ; du dramatique dans ces luttes où le poing le plus dur faisait loi ; du comique dans ce désespoir des femmes qui, la pipe à la bouche, et trois ou quatre ensemble, relevaient du fond d’une douve, en unissant leurs efforts, un parent ou un voisin aviné ; je, trouvais enfin un plaisir infini à voir l’ensemble animé, joyeux et assourdissant de nos pardons de Cornouaille.
Cela me remet en mémoire une petite anecdote de ce genre, qui me causa dans le temps (j’ose à peine le dire), une joie infinie.