A mon ami Mariani
En faisant des recherches dans la bibliothèque de Carpentras, je mis la main sur un manuscrit, par très ancien, au plus de la première moitié du seizième siècle, où je trouvai un certain nombre d’historiettes assez curieuses.
D’où provient ce recueil, que j’ai tout lieu de croire inédit ? Probablement du fonds Peyresc, qui a contribué à enrichir la bibliothèque Inguimbertine (c’est le nom de la célèbre bibliothèque de Carpentras). Parmi les contes ou fabliaux du manuscrit carpentrassien s’en trouve un, chose singulière, qui m’a paru se rapporter à ce fameux Vin de Coca, remis en vogue de nos jours par Mariani. Ce qui prouve une fois de plus que bien des choses considérées comme de belles découvertes ont été connues autrefois et jusqu’à en être légendaires.
Voici du reste le fabliau de la Coca, il est intitulé : Les Secrets des Bestes.
Un jeune bûcheron s’en allait une fois couper du bois dans la forêt, lorsqu’il entendit, à distance, un formidable bris de gaulis et de branches produit, aurait-on dit, par quelque fauve énorme qui se serait ouvert une voie dans les fourrés.
Le gars, tout effrayé, se mussa dans un arbre creux qui se trouvait à proximité, sur le bord d’une mare, et apparurent, tout d’un coup, sortant du bois l’un après l’autre, un lion, un léopard et un monstrueux reptile appelé cocadrille. Or, cette mare était l’endroit où, paraît-il, journellement ces animaux venaient boire et, après boire, ils parlaient entre eux, se confiant ce qu’ils savaient sur les secrets de la Nature.
Le lion dit :
- Si à Madrid ils avaient une source limpide, inépuisable comme celle-ci, n’est-ce pas ? ils ne pâtiraient pas de soif, comme ils le font cette année, par l’extraordinaire sécheresse qui règne. Et pourtant, s’ils savaient ! sur la Plaza Mayor il y a une grosse pierre qui en occupe le milieu : ils n’auraient qu’à la soulever et une source merveilleuse en jaillirait, suffisante pour désaltérer tout Madrid et la Castille avec !
- Ah parbleu ! s’ils savaient ! dit le léopard, et la reine d’Espagne, qui est au lit depuis neuf ans, qui mange, boit comme une personne en plein état de santé, et qui pourtant languit et se meurt de consomption, au point qu’elle en est blanche comme si elle n’avait plus une goutte de sang rouge ! On n’aurait cependant qu’à regarder sous son lit et, en soulevant un carreau, on aurait vite vu la cause, la cause épouvantable de son dépérissement.
Le cocadrille à son tour dit :
- Et l’infante, cette belle et infortunée princesse dont l’estomac tout débiffé ne peut plus supporter la moindre alimentation, au point qu’on ne la sustente qu’avec du bouillon de grenouilles, croyez-vous qu’elle ne serait pas bientôt ravigotée, si elle buvait de temps en temps quelque peu de cet élixir usité au Pérou sous le nom de Coca et dont j’ai pu me rendre compte, lors d’un voyage que je fis autrefois en Amérique ?
Et, ces confidences faites, les trois bêtes regagnèrent la profondeur du bois. Mais notre bûcheron, qui n’était pas sot, rentra aussitôt chez lui, prit son bissac de voyage et se dirigea vers l’Espagne. Arrivé à Madrid, il alla se promener sur la Plaza Mayor et se mêla aux groupes qui en causant prenaient le frais sous les arcades de la place. Précisément ces pauvres gens étaient en train de geindre sur la disette d’eau qui affligeait le pays.
Le bûcheron leur dit alors :
- Eh bien ! que l’on me donne cent mille réaux d’argent et moi, seigneurs, je me fais fort de faire sourdre là, au milieu de cette place, une fontaine d’eau qui inondera Madrid.
Tout de suite le gars est conduit au palais royal où, en présence du roi, il renouvelle son propos.
- Tu auras cent mille réaux, lui dit le roi d’Espagne, si tu fais ce que tu as dit. Mais prends bien garde, si tu mens, tu recevras cent coups de fouet.
- C’est entendu, dit le bûcheron. Sire, si voulez de l’eau, faites donc enlever la pierre qui est plantée au milieu de la place.
Le roi fait soulever le bloc, et voilà qu’une source d’une puissance fabuleuse jaillit à l’instant du sol, si abondante et vive que les ruisseaux des rues en sont à l’instant inondés. Toute la cité est en liesse.
Le peuple boit à même, à pleine écuelle et des deux mains ; et le roi, enchanté, fait compter au bûcheron les cent mille réaux promis et puis ajoute avec un soupir :
- Si tu pouvais, mon brave, ragaillardir si aisément ma royale et chère épouse, qui se chême dans son lit !
- Sire, répondit le gars, rien ne m’est plus facile, s’il plaît à Votre Majesté de me bailler en récompense le titre de grand d’Espagne.
- Tu l’auras, dit le roi : Vite, viens sauver la reine.
On monte à la chambre royale. Le bûcheron regarde sous le lit de la reine et dit :
- Enlevez-moi cette brique entrebaillée.
On enlève la brique et, horreur ! accroupi dessous, apparaît un crapaud énorme. C’était lui qui, invisible, aspirait le sang de la reine.
D’un coup de hallebarde on perce le vampire et, à vue d’oeil, en quelques jours, la reine revient à la vie ; et le gars est fait grand d’Espagne.
Alors le roi lui dit encore :
- Ami, tu es vraiment un homme extraordinaire ! Mais tu mettrais le comble à ma félicité, si tu savais quelque remède pour restaurer l’estomac de notre pauvre et chère Infante, qui ne peut plus rien supporter, sinon le bouillon de grenouilles.
- Sire, je sais fort bien, dit le gars, ce qu’il faut pour guérir aussi l’Infante…. Seulement c’est d’un très grand prix.
- Demande, dit le roi, le prix que tu désires et, ma parole, tu l’auras.
- Eh bien ! fit le bûcheron, je veux si je la guéris, épouser votre fille.
- Guéris ma fille, et je te l’accorde… Vite, que faut-il faire ?
- Sire, envoyez au Pérou l’une de vos caravelles. Qu’on s’y procure un élixir appelé le « Vin de Coca », et vous m’en direz des nouvelles.
Sitôt dit, sitôt fait. On va quérir au Pérou la précieuse liqueur. La jeune princesse en boit ; elle la trouve exquise ; l’appétit lui revient et, peu de temps après, ma foi, se porte comme un charme.
Très volontiers, achève le conte, elle donna sa main à l’heureux bûcheron, qui, une fois marié, raconta comment il avait surpris «les secrets des bestes», et, en mémoire de la Coca, le saurien amphibie qui en avait appris l’usage fut appelé Cocadrille (du mot péruvien coca et du vieux français driller, qui signifie « se bien porter »), d’où par corruption, plus tard, nous avons fait « crocodile ».
No comments:
Post a Comment