Kill et Murde s’étaient bercés toute leur vie du rêve de pêcher un trésor. La colonne de granit du phare de Righte qu’ils gardaient en pleine mer surgit d’un réseau d’écueils et de stroms dont les gouffres, dit-on encore maintenant, recèlent quelques-uns des navires de la légendaire Armada. Maintes fois d’ailleurs des indices indubitables étaient venus fortifier leurs croyances.
Un jour, Murde ramena entre les mailles de fer de sa drague un grand gobelet d’argent, et Kill prétendait distinguer, par les temps où l’eau était claire, la carcasse et les agrès d’un vaisseau de mille tonneaux d’un gabarit inconnu. Souvent aussi les tempêtes rejetaient à la base du phare des pièces de bois, des bouteilles endentellées de concrétions et de coquilles et jusqu’à des barriques et des coffres, mais ils ne trouvaient point de trésor.
Cependant, plus ils vieillissaient, plus ils s’entêtaient dans leur espoir. Chaque soir après avoir lu la Bible, ils allumaient leurs pipes et vidaient un bowl de grog au genièvre en faisant des projets. Murde voulait acheter aux entours de la ville un cottage de briques coloriées. Il y aurait un parloir de chêne comme celui de l’officier des douanes, et sa nièce Effie, celle qui tenait un cabaret sur le port, devenue grande dame, verserait le thé d’une bouilloire d’argent. Kill, plus ambitieux, voulait habiter Londres et voyager sur le continent ; il s’habillerait comme un gentleman, porterait une bague d’or et se ferait construire un yacht. Ils demeuraient d’accord sur un point, c’était de se partager fidèlement le trésor et de vivre toujours en bonne amitié quand ils seraient devenus riches.
Quelquefois Kill faisait la lecture à son compagnon dans de vieux livres que leur prêtait le capitaine du cuitter qui, chaque semaine, ravitaillait le phare ; c’étaient les histoires meilleures des boucaniers anglais et français avec d’autres récits tout aussi surprenants. Ainsi ils connurent les exploits de Montbars, l’exterminateur, et de sir Hughes, de Pol l’Olonnois et de Walter Raleigh. Ils apprirent l’existence du poisson d’or qu’on ne pêche qu’une fois l’année, dans la nuit du saint Vendredi avec un hameçon garni de chair de chrétien, de l’Évêque de mer qui fut capturé sur la côte de Norwège au temps de l’archevêque Olaüs et, présenté au pape, lui parla latin. Mais ni le Krabor, ni les Sirènes, ni le dragon de mer Zedraack ne les intéressèrent autant que l’histoire du navire de Jules César.
C’était, au dire du livre, une frégate tout en or sur laquelle l’empereur César était parti de Gaule avec ses chevaliers pour conquérir l’île des Bretons. Quatre-vingts boucliers d’argent fin étaient suspendus au-dessus du banc des rameurs et les fanaux de combat avaient des vitres de pierres précieuses. Ce merveilleux navire avait péri corps et biens sur les récifs de la côte anglaise, l’empereur seul avait réussi à joindre le reste de sa flotte sur la barque d’un pêcheur. Depuis, nombre d’aventureux plongeurs avaient essayé de retrouver les épaves d’or de la frégate ; nul n’y avait réussi et le chroniqueur ajoutait qu’ils avaient tous trouvé la mort d’une façon singulière.
Une menace aussi vague ne déconcertait point les deux amis. Comme ils avaient gardé de leurs navigations la connaissance des récifs et des amers, ils remarquèrent que beaucoup de courants se rencontraient près de l’îlot où s’élevait leur phare et que les raz de marée avaient dû peu à peu entraîner vers les gouffres voisins les épaves de toute la mer. De là ils en vinrent à supposer, puis à croire fermement, que le navire d’or devait se trouver tout près d’eux. Il ne s’agissait plus que de trouver la place exacte où il s’était abîmé.
Ils employaient à cette recherche tout le temps que leur laissait le soin de leur lampe. Inlassablement, ils scrutaient l’eau verte et, s’aventurant jusqu’auprès des tourbillons, raclaient les bas fonds de leur drague. Quand revenaient les marées d’équinoxe, alors qu’un vaste espace de rochers reste à sec, ils se livraient avec plus d’enthousiasme à leurs sondages. Vers ce temps, Murde, en nettoyant un congre qui s’était pris à leurs lignes de fonds, trouva dans ses entrailles un anneau éblouissant d’une pierre qu’il ne connaissait pas. Il le mit à son petit doigt tirant de cette rencontre un nouveau présage de succès.
Un matin qu’ils se trouvaient loin de leur phare, un brouillard jaune tomba subitement, et sur la mer de la couleur livide du vieux plomb, ils ne surent plus s’orienter. Puis le ciel s’assombrit encore, sembla rouler des fleuves de cendre et des traînées d’encre fangeuse. Le brouillard plus doux se résolvait en pluie. La brise fraîchit, des lames monstrueuses et blanches d’écume s’enflèrent. Malgré qu’ils eussent replié toutes leurs voiles, ils filaient avec une rapidité vertigineuse entraînée dans le rugissement de la tempête.
Ils n’avaient point emporté de boussole ni de vivres. Affamés et transis, au fond de leur canot, ils se reprochaient mutuellement leur folie. Pour la chimère d’un hypothétique trésor, ils étaient perdus ; même si, par fortune, quelque navire les recueillait ils seraient déshonorés et condamnés à la potence pour avoir abandonné le feu confié à leur soin.
Comme le soir tombait, une pluie abondante abattit la violence du vent. Des vagues peu à peu calmées émergeait un archipel de rochers noirs grotesquement contournés, laissant en son centre une petite baie tranquille où aboutissaient des antres basaltiques. Ils dirigèrent leur barque de ce côté dans l’espoir de glaner sous les algues quelques coquillages nutritifs.
Ils amarraient le grappin de leur barque, lorsqu’une apparition les cloua sur place de stupeur ; un être étrange et semblable de tout point aux monstres de leur livre, s’avançait vers eux en nageant. Il aurait parfaitement ressemblé à un homme trapu et court, sans ses moustaches de poils rudes disposées en éventail comme celles des phoques et sans ses yeux de poisson protubérants et ronds. Ils remarquèrent lorsqu’il approcha, que les doigts de ses mains étaient palmés et tout son corps couvert d’écailles argentées ; ses dents et ses ongles étaient de la plus étincelante nacre verte :
« Je n’ai pas l’intention de vous nuire, dit-il, d’une voix gutturale et sourde. Rendez-moi seulement l’anneau que vous avez au doigt et qui m’appartient, et il ne vous arrivera point de mal. »
Tout tremblant Murde donna l’anneau.
Alors la nuit se fit moins sombre, un courant furieux les saisit. Consternés et transis, ils se retrouvèrent presque sans savoir comment, à la base de leur tour. La lampe de leur phare, allumée par des mains invisibles brillait, comme chaque soir, sur la mer immensément bleue, où se reflétait la pleine lune.
Cette aventure ne laissa point calmes les deux amis. Leur mélancolie devint profonde ; d’avoir entrevu un coin de mystère de la mer, ils devinrent, ainsi que Faust, ambitieux des choses surnaturelles.
En côtoyant, pour leurs pêches, le flanc des roches, ils ne gardaient plus aucun espoir de découvrir la frégate en or. La crainte aussi des êtres extraordinaires qui hantent les profondeurs les avait rendus prudents, ils ne s’éloignaient plus maintenant qu’à de faibles distances.
*
* *
Un soir, par un ciel pareillement pluvieux, par une même mer jaune et pâle, Murde, que l’insuccès de leur pêche avait rendu furieux, s’écria avec un grand serment :
« Nous menons à présent une existence tout à fait ignoble et indigne d’hommes libres. Pour moi, j’aimerais mieux vivre à la façon des poissons comme l’homme-de-mer à qui j’ai rendu la bague, que de végéter jusqu’à la mort, ainsi que nous faisons, sans connaître les trésors de la mer. »
Son camarade l’approuva de bon cœur et ajouta qu’il sacrifierait tout, seulement pour voir la frégate de l’empereur César.
Mais il s’arrêta au milieu de ses jurons en apercevant à fleur d’eau, au milieu d’une masse de plantes marines, le crâne aplati et les yeux protubérants et glauques de l’homme-de-mer. Le monstre nagea vers leur barque et, d’un sourire singulier que complétaient des gestes gauches de ses bras courts, il leur fit comprendre que leurs vœux allaient être réalisés.
Comme la première fois, leur barque fut emportée parmi les écumes d’un courant, et dans la nuit devenue complète, où s’allumait inexplicablement à leurs yeux l’étoile du phare déserté, ils s’abandonnèrent à l’aventure. Mais ils se tenaient très près l’un de l’autre pour se porter secours en cas de péril.
Bientôt une grotte inconnue suspendit sur eux ses pendentifs de stalactite. Le monstre qui nageait à l’avant du bateau s’arrêta ; son corps et ses yeux de même que tous les objets d’alentours phosphoraient une tiède lueur bleue qui emplissait toute la grotte. Au fond, au milieu d’immenses bouquets de coraux et de guirlandes frissonnantes de lianes de mer, la merveilleuse frégate rutilait de pierres précieuses dans une brume dorée. Ils s’approchèrent tout palpitants. Hélas ! de près, le miraculeux navire ne fut plus qu’une épave, rongée par l’âge et les bêtes et dont le bois pourri s’effritait entre leurs doigts avides. Les insectes phosphorescents qui s’attachent aux vieilles pièces de bois avaient causé leur illusion. Quelques crânes verdis, mêlés de pièces de monnaie oxydées et de cuirasses rompues, voilà tout ce qu’ils virent.
Mais ils poussèrent un grand cri en se considérant mutuellement ; par les chevelures, la nacre des ongles et le crâne aplati, ils étaient devenus pareils de tous points à celui qui les avait menés en cet endroit. Sous leurs vêtements qui tombaient déjà d’eux-mêmes, leur corps luisait d’écailles argentées. Leur souhait réalisé à la lettre les faisait désormais habitants de la mer. Tout autour d’eux des rictus narquois de monstres les narguaient ironiquement ; ils cherchèrent un abri dans les feuillages pour y cacher leur désespoir.
Maintenant ils se sont habitués à cette vie.
Tristes, souvent ils se plaisent à écouter derrière le sillage des barques, le voix des pêcheurs chantant Rule Britannia ou Sweet home et ils les récompensent de leur chanson en poussant vers les tenailles le peuple effaré des poissons.
Quelquefois ils nagent avec lenteur autour du phare et ils guettent, tapis dans les végétations grasses de l’écueil, s’allumer le feu jadis confié à leurs soins. Dans les tempêtes, alors que s’effarent les pilotes et que triomphe dans le rugissement du vent la clameur de la mort souveraine, il leur arrive de préserver d’une façon inespérée les vaisseaux en péril. De leurs doigts écailleux qui sont devenus pareils aux ailerons des morses, ils s’accrochent aux ferrures du gouvernail, les maintiennent et orientent de toute leur puissance le navire vers les molles plages de sable ou vers l’entrée rouge et verte des ports.
Parfois aussi, ils profitent du brouillard des nuits d’hiver, et nageant silencieusement jusque tout près du rivage ils contemplent, avec de grands soupirs et des regards mouillés de larmes, la rouge lueur qui brille aux fenêtres du petit cabaret sur le port où Effie, la douce jeune fille à la peau de lait, aux tresses rousses, vend aux marins le porter et le gin, avec le blond tabac et les longues pipes de terre blanche dont le fourneau est sculpté d’une esclave offrant à la reine en signe de reconnaissance ses entraves rompues.
La petite lueur rouge de la taverne, les deux amis la regardent longuement, mais ils ne savent plus pleurer, puis ils regagnent en silence les profondeurs marines où sommeille l’amas des inutiles richesses.
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