Émile Erckmann - Alexandre Chatrian: L’araignée-crabe

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Les eaux thermales de Spinbronn, situées dans le Hundsrück, à quelques lieues de Piermesens, jouissaient autrefois d’une magnifique réputation. Tous les goutteux, tous les graveleux de l’Allemagne s’y donnaient rendez-vous : l’aspect sauvage du pays ne les rebutait pas. On se logeait dans de jolies maisonnettes au fond du défilé ; on se baignait dans la cascade, qui tombe en larges nappes d’écume de la cime de rochers ; on buvait une ou deux carafes d’eau minérale par jour, et le docteur de l’endroit, Daniel Hâselnoss, qui distribuait ses ordonnances en grande perruque et habit marron, faisait d’excellentes affaires.
Aujourd’hui, les eaux de Spinbronn ne figurent plus au Codex ; on ne voit plus, dans ce pauvre village, que de misérables bûcherons, et, chose triste à dire, le Dr Hâselnoss est parti !
Tout cela résulte d’une suite de catastrophes fort étranges, que le conseiller Brêmer, de Pirmesens, me racontait l’autre soir.
– Vous saurez, maître Frantz, me dit-il, que la source de Spinbronn sort d’une espèce de caverne, haute d’environ cinq pieds et large de douze à quinze ; l’eau a soixante-sept degrés centigrades de chaleur... elle est saline. Quant à la caverne, toute couverte audehors de mousse, de lierre et de broussailles, on n’en connaît pas la profondeur, attendu que les exhalaisons thermales empêchent d’y pénétrer.
» Cependant, chose singulière, on avait remarqué, dès le siècle dernier, que des oiseaux des environs, des grives, des tourterelles, des éperviers, s’y engouffraient à plein vol, et l’on ne savait à quelle influence mystérieuse attribuer cette particularité.
» En 1801, à la saison des eaux, par une circonstance encore inexpliquée, la source devint plus abondante, et les baigneurs qui se promenaient au bas, sur la pelouse, virent tomber de la cascade un squelette humain blanc comme la neige.
» Vous jugez, maître Frantz, de l’effroi général ; on crut naturellement qu’un meurtre avait été commis les années précédentes à Spinbronn, et qu’on avait jeté le corps de la victime dans la source... Mais le squelette ne pesait pas plus de douze livres, et Hâselnoss en conclut qu’il devait avoir séjourné dans le sable plus de trois siècles, pour être réduit à cet état de dessiccation.
» Ce raisonnement, très plausible, n’empêcha pas une foule de baigneurs d’être désolés d’avoir bu de l’eau saline et de partir avant la fin du jour ; les plus véritablement goutteux et graveleux se consolèrent... Mais la débâcle continuant, tout ce que la caverne renfermait de débris, de limon et de détritus fut dégorgé les jours suivants ; un véritable ossuaire descendit de la montagne : des squelettes d’animaux de toute sorte... de quadrupèdes, d’oiseaux, de reptiles... bref, tout ce qui se pouvait concevoir de plus horrible.
» Hâselnoss fit paraître aussitôt un opuscule, pour démontrer que tous ces ossements provenaient d’un monde antédiluvien ; que c’étaient des ossements fossiles accumulés là dans une sorte d’entonnoir pendant le déluge universel... c’est-à-dire quatre mille ans avant le Christ, et que, par conséquent, on pouvait les considérer comme de véritables pierres, et qu’il ne fallait pas s’en dégoûter... Mais son ouvrage avait à peine rassuré les goutteux, qu’un beau matin, le cadavre d’un renard, puis celui d’un épervier avec toutes ses plumes, tombèrent de la cascade.

» Impossible de soutenir que ces restes étaient antérieurs au déluge... Aussi le dégoût fut-il si grand, que chacun s’empressa de faire son paquet et d’aller prendre les eaux ailleurs. « Quelle infamie ! s’écriaient les belles dames... Quelle horreur !... Voilà donc d’où provenait la vertu de ces eaux minérales... Ah ! plutôt périr de la gravelle, que de continuer un tel remède ! »
» Au bout de huit jours, il ne restait plus à Spinbronn qu’un gros Anglais, à la fois chiragre et podagre, qui se faisait appeler Sir Thomas Hawerburch, commodore... et qui menait grand train, selon l’habitude des sujets britanniques en pays étranger.
» Ce personnage, gros et gras, le teint fleuri, mais les mains littéralement nouées par la goutte, aurait bu du bouillon de squelette pour se guérir de son infirmité. Il rit beaucoup de la désertion des autres malades et s’installa dans le plus joli chalet, à mi-côte, annonçant le dessein de passer l’hiver à Spinbronn. »
Ici le conseiller Brêmer absorba lentement une ample prise de tabac, comme pour ranimer ses souvenirs ; il secoua du bout des ongles son jabot de fines dentelles, et poursuivit :
– Cinq ou six ans avant la révolution de 1789, un jeune médecin de Pirmesens, nommé Christian Weber était parti pour Saint-Domingue dans l’espoir d’y faire fortune. Il avait effectivement amassé quelque cent mille livres dans l’exercice de sa profession, lorsque la révolte des nègres éclata.
» Je n’ai pas besoin de vous rappeler les traitements barbares que subirent nos malheureux compatriotes à Haïti. Le Dr Weber eut le bonheur d’échapper au massacre et de sauver une partie de sa fortune. Il voyagea dès lors dans l’Amérique du Sud et notamment dans la Guyane française. En 1801, il revint à Pirmesens et fut s’établir à Spinbronn, où le Dr Hâselnoss lui céda sa maison et sa clientèle défunte.
» Christian Weber amenait avec lui une vieille négresse appelée Agathe : une affreuse créature, le nez épaté, les lèvres grosses comme le poing, la tête enveloppée d’un triple étage de foulards aux couleurs tranchantes. Cette pauvre vieille adorait le rouge ; elle avait des boucles d’oreilles en anneaux qui lui tombaient jusque sur les épaules, et les montagnards du Hundsrück venaient la contempler de six lieues à la ronde.
» Quant au Dr Weber, c’était un homme grand, sec, invariablement vêtu d’un habit bleu de ciel à queue de morue et de culottes de peau de daim. Il portait un chapeau de paille flexible et des bottes à retroussis jaune clair, sur le devant desquelles pendaient deux glands d’argent.
» Il causait peu ; son rire avait quelque chose du tic nerveux, et ses yeux gris, d’habitude calmes et méditatifs, brillaient d’un éclat singulier à la moindre apparence de contradiction. Chaque matin, il faisait un tour de promenade dans la montagne, laissant aller son cheval à l’aventure et sifflotant, toujours sur le même ton, je ne sais quel air de chanson nègre. Enfin, cet original avait rapporté de Haïti, une quantité de cartons pleins d’insectes bizarres... les uns noirs et mordorés, gros comme des œufs ; les autres petits et scintillants comme des étincelles. Il semblait y tenir beaucoup plus qu’à ses malades, et, de temps en temps, en revenant de ses promenades, il rapportait quelques papillons piqués sur la coiffe de son chapeau.
» À peine établi dans la vaste maison de Hâselnoss, il en peupla la basse-cour d’oiseaux étranges, d’oies de Barbarie aux joues écarlates, de pintades, et d’un paon blanc, perché d’habitude sur le mur du jardin, et qui partageait, avec la négresse, l’admiration des montagnards.
» Si j’entre dans ces détails, maître Frantz, c’est qu’ils me rappellent ma première jeunesse ; le Dr Christian se trouvait être à la fois mon cousin et mon tuteur, et dès son retour en Allemagne, il était venu me prendre et m’installer chez lui à Spinbronn. La noire Agathe m’inspira bien d’abord quelque frayeur, je ne pus me faire que difficilement à sa physionomie hétéroclite, mais elle était si bonne femme, elle savait si bien confectionner les pâtés aux épices, elle fredonnait de sa voix gutturale de si étranges chansonnettes en faisant claquer ses doigts, et levant tour à tour ses grosses jambes en cadence, que je finis par la prendre en bonne amitié.
» Le Dr Weber s’était naturellement lié avec Sir Thomas Hawerburch, lequel représentait à lui seul le plus clair de sa clientèle, et je ne tardai pas à m’apercevoir que ces deux originaux avaient ensemble de longs conciliabules. Ils s’entretenaient de choses mystérieuses, de transmissions de fluides et se livraient à de certains gestes bizarres, qu’ils avaient observés l’un et l’autre dans leurs voyages : Sir Thomas en Orient et mon tuteur en Amérique. Cela m’intriguait beaucoup. Comme il arrive aux enfants, j’étais toujours à l’affüt de ce que l’on paraissait vouloir me cacher ; mais désespérant à la fin de ne rien découvrir, je pris le parti d’interroger Agathe, et la pauvre vieille, après m’avoir fait promettre de n’en rien dire, m’avoua que mon tuteur était sorcier.
» Du reste, le Dr Weber exerçait une influence singulière sur l’esprit de la négresse, et cette femme, d’habitude si gaie et toujours prête à s’amuser d’un rien, tremblait comme une feuille, quand par hasard les yeux gris de son maître s’arrêtaient sur elle.
» Tout ceci, maître Frantz, ne semble avoir aucun rapport avec les sources de Spinbronn... Mais attendez, attendez... vous verrez par quel singulier concours de circonstances mon histoire s’y rapporte.
» Je vous ai dit que des oiseaux s’élançaient dans la caverne, et même d’autres animaux plus grands. Après le départ définitif des baigneurs, quelques vieux habitants du village se rappelèrent qu’une jeune fille nommée Loïsa Müller, qui habitait avec sa vieille grand-mère infirme une maisonnette, au versant de la côte, avait disparu subitement, il y avait de cela une cinquantaine d’années. Elle était partie un matin pour chercher de l’herbe dans la forêt, et depuis on n’avait plus eu de ses nouvelles... Seulement, trois ou quatre jours plus tard, des bûcherons qui descendaient de la montagne avaient trouvé sa faucille et son tablier à quelques pas de la caverne.
» Dès lors il fut évident pour tout le monde que le squelette tombé de la cascade, et sur lequel Hâselnoss avait fait de si belles phrases, n’était autre que celui de Loïsa Müller... La pauvre jeune fille avait sans doute été attirée dans le gouffre, par l’influence mystérieuse que subissaient presque journellement des êtres plus faibles !
» Cette influence, quelle était-elle ? Nul ne le savait. Mais les habitants de Spinbronn, superstitieux comme tous les montagnards, prétendirent que le diable habitait la caverne et la terreur se répandit dans les environs.
» Or, un après-midi du mois de juillet 1802, mon cousin opérait un nouveau classement de ses insectes dans ses cartons. Il en avait pris plusieurs d’assez curieux la veille. J’étais près de lui, tenant d’une main la bougie allumée, et de l’autre l’aiguille que je faisais rougir.
» Sir Thomas, assis, la chaise renversée contre le bord d’une fenêtre, les pieds sur un tabouret, nous regardait faire et fumait un cigare d’un air rêveur.
» J’étais fort bien avec Sir Thomas Hawerburch, et je l’accompagnais chaque jour au bois dans sa calèche... Il se plaisait à m’entendre bavarder en anglais, et voulait faire de moi, disait-il, un véritable gentleman.
» Quand il eut étiqueté tous ses papillons, le Dr Weber ouvrit enfin la boîte de ses plus gros insectes, et dit : « J’ai pris hier un magnifique cerf-volant, le grand lucanus cervus des chênes du Hartz. Il a cette particularité que la serre droite se bifurque en cinq branches... C’est un sujet rare. »
» En même temps, je lui présentai l’aiguille, et comme il perçait l’insecte avant de le fixer sur le liège, Sir Thomas, jusqu’alors impassible, se leva, et, s’approchant d’un carton, il se prit à considérer l’araignée-crabe de la Guyane, avec un sentiment d’horreur qui se peignait d’une manière frappante sur sa grosse figure vermeille. « Voilà bien, s’écria-t-il, l’œuvre la plus affreuse de la création... Rien qu’à la voir... je me sens frémir ! »
» En effet, une pâleur subite se répandit sur sa face. « Bah ! dit mon tuteur, tout cela n’est que préjugé d’enfance... On a entendu crier sa nourrice... on a eu peur... et l’impression vous est restée. Mais si vous considériez l’araignée avec un fort microscope, vous seriez émerveillé du fini de ses organes, de leur disposition admirable, de leur élégance même. – Elle me dégoûte, interrompit le commodore brusquement... pouah !... »
» Il s’était retourné sur les talons : « Oh ! je ne sais pourquoi, fit-il, l’araignée m’a toujours glacé le sang ! »
» Le Dr Weber se prit à rire, et moi, qui partageais le sentiment de Sir Thomas, je m’écriai : « Oui, cousin, vous devriez sortir de la boîte cette vilaine bête... elle est dégoûtante... elle dépare toutes les autres... – Petit animal, me dit-il, tandis que ses yeux scintillaient, qui vous force de la regarder ? Si cela ne vous plaît pas, allez vous promener ailleurs. »
» Évidemment, il se fâchait ; et Sir Thomas, qui se trouvait alors devant la fenêtre à contempler la montagne, se tournant tout à coup, vint me prendre par la main, et me dit d’un accent plein de bonté : « Votre tuteur, Frantz, tient à son araignée... Nous aimons mieux les arbres... la verdure... Allons faire un tour de promenade. – Oui, allez, s’écria le docteur, et revenez pour le souper, à six heures. »
» Puis élevant la voix : « Sans rancune, Sir Hawerburch. »
» Le commodore se retourna en riant, et nous montâmes dans sa voiture, qui l’attendait comme d’habitude devant la porte de la maison.
» Sir Thomas voulut conduire lui-même et congédia son domestique. Il me fit prendre place près de lui sur le même siège, et nous partîmes pour Rothalps.
» Pendant que la voiture montait lentement le sentier sablonneux, une tristesse invincible s’empara de mon âme. Sir Thomas, de son côté, était grave. Il s’aperçut de ma tristesse et me dit : « Vous n’aimez pas les araignées, Frantz, ni moi non plus. Mais, grâce au ciel, il n’y en a pas de dangereuses dans ce pays. L’araignée-crabe que votre tuteur a dans sa boîte vient de la Guyane française. Elle habite les grandes forêts marécageuses constamment remplies de vapeurs chaudes, d’exhalaisons brûlantes ; il lui faut cette température pour vivre. Sa toile, ou pour mieux dire son vaste épervier, enveloppe tout un fourré. Elle y prend des oiseaux, comme nos araignées prennent des mouches. Mais chassez de votre esprit ces dégoûtantes images, et buvez un coup de mon vieux bourgogne. »
» Alors, se retournant, il souleva le couvercle de la seconde banquette, et retira de la paille une sorte de gourde, dont il me versa dans un gobelet de cuir une pleine rasade.
» Quand j’eus bu, toute ma bonne humeur revint et je me pris à rire de ma frayeur.
» La voiture, attelée d’un petit cheval des Ardennes maigre et nerveux comme une chèvre, grimpait le sentier presque à pic. Des milliards d’insectes bourdonnaient dans les bruyères. À notre droite, à cent pas au plus, s’étendait au-dessus de nous la lisière sombre des forêts du Rothalps, dont les profondeurs ténébreuses, pleines de ronces et d’herbes folles, laissaient voir de loin en loin quelques éclaircies inondées de lumière. À notre gauche, tombait le ruisseau de Spinbronn, et, plus nous montions, plus les nappes argentées flottant dans l’abîme se teignaient d’azur, et redoublaient leur bruit de cymbales.
» J’étais captivé par ce spectacle. Sir Thomas, renversé sur le siège, les genoux à la hauteur du menton, s’abandonnait à ses rêveries habituelles, tandis que le cheval, travaillant des pieds et penchant la tête sur le poitrail, pour faire contrepoids à la voiture, nous suspendait en quelque sorte au flanc du roc. Bientôt cependant nous atteignîmes une pente moins rapide : le pâquis des Chevreuils entouré d’ombres tremblotantes... J’avais eu toujours la tête tournée et les yeux perdus dans l’immense perspective... À l’apparition des ombres, je me retournai et nous vis à cent pas de la caverne de Spinbronn. Les broussailles environnantes étaient d’un vert magnifique, et la source qui, avant de tomber du plateau, s’étend sur un lit de sable et de cailloux noirs, était si limpide qu’on l’aurait cru glacée, si de pâles vapeurs n’eussent couvert sa surface.
» Le cheval venait de s’arrêter de lui-même pour respirer ; Sir Thomas, se levant, promena quelques secondes ses regards sur le paysage : « Comme tout est calme », dit-il.
» Puis après un instant de silence : « Si vous n’étiez pas là, Frantz, je me baignerais volontiers dans le bassin. – Mais, commodore, lui dis-je, pourquoi ne vous baigneriez-vous pas ? Je puis très bien aller faire un petit tour aux environs... Il y a sur la montagne voisine un grand pâquis tout plein de fraises... Je vais en cueillir un bouquet... Dans une heure, je serai de retour. – Hé ! je veux bien, Frantz... c’est une bonne idée... Le Dr Weber prétend que je bois trop de bourgogne... Il faut combattre le vin par l’eau minérale... Ce petit lit de sable me plaît. »
» Alors, ayant mis tous deux pied à terre, il attacha le cheval au tronc d’un petit bouleau et me salua de la main comme pour me dire : « Vous pouvez partir. »
» Je le vis s’asseoir sur la mousse et tirer ses bottes... Comme je m’éloignais, il se retourna en me criant : « Dans une heure, Frantz ! »
» Ce furent ses dernières paroles.
» Une heure après je revenais à la source. Le cheval, la voiture et les habits de Sir Thomas s’offrirent seuls à mes regards. Le soleil baissait. Les ombres s’allongeaient. Pas une chanson d’oiseau sous le feuillage... pas un bruissement d’insecte dans les hautes herbes... Un silence de mort planait sur la solitude ! Ce silence m’effraya... Je montai sur le rocher qui domine la caverne ; je regardai à droite et à gauche... Personne ! J’appelai... Pas de réponse ! Le bruit de ma voix, répété par les échos, me faisait peur... La nuit tombait lentement... Une angoisse indéfinissable m’oppressait... Tout à coup l’histoire de la jeune fille disparue me revint à l’esprit ; et je me pris à descendre en courant, mais, arrivé devant la caverne, je m’arrêtai saisi d’une terreur inexprimable : en jetant un regard dans l’ombre noire de la source, je venais de découvrir deux points rouges immobiles... puis de grandes lignes s’agitant d’une façon bizarre au milieu des ténèbres, et cela à une profondeur où peut-être nul œil humain n’avait encore pénétré. La peur donnait à ma vue, à tous mes organes une subtilité de perception inouïe ! Pendant quelques secondes, j’entendis très distinctement une cigale entonner sa complainte du soir sur la lisière du bois, un chien aboyer au loin, bien loin, dans la vallée... Puis mon cœur, un instant comprimé par l’émotion, se prit à battre avec fureur et je n’entendis plus rien !
» Alors, poussant un cri horrible, je m’enfuis, abandonnant le cheval... la voiture... En moins de vingt minutes, bondissant par-dessus les rochers, les broussailles, j’avais atteint le seuil de notre maison, et je criais d’une voix étouffée : « Courez !... courez !... Sir Hawerburch est mort !... Sir Hawerburch est dans la caverne !... »
» Après ces mots, prononcés en présence de mon tuteur, de la vieille Agathe et de deux ou trois personnes invitées ce soir-là par le docteur, je m’évanouis. J’ai su depuis que pendant une heure j’avais eu le délire.
» Tout le village était parti à la recherche du commodore... Christian Weber les avait entraînés... À dix heures du soir, toute cette foule revenait, ramenant la voiture, et sur la voiture les habits de Sir Hawerburch. Ils n’avaient rien découvert... Impossible de faire dix pas dans la caverne sans être suffoqué.
» Pendant leur absence, Agathe et moi nous étions restés assis dans l’angle de la cheminée... Moi, bégayant de terreur des mots incohérents ; elle, les mains croisées sur les genoux, les yeux tout grands ouverts, allant de temps en temps à la fenêtre pour voir ce qui se passait, car on voyait du pied de la montagne les flambeaux courir par les bois... On entendait les voix rauques, lointaines, s’appeler l’une l’autre dans la nuit.
» À l’approche de son maître, Agathe se prit à trembler. Le docteur entra brusquement... pâle... les lèvres serrées... le désespoir empreint sur la face... Une vingtaine de bûcherons le suivaient en tumulte, avec leurs grands feutres à larges bords... leurs figures hâlées... agitant les débris de leurs torches. À peine dans la salle, les yeux étincelants de mon tuteur semblèrent chercher quelque chose... il aperçut la négresse, et sans qu’un mot eût été échangé entre eux, la pauvre femme se prit à crier : « Non ! non ! je ne veux pas ! – Et moi ! je veux ! » répliqua le docteur d’un accent dur.
» On eût dit que la négresse venait d’être saisie par une puissance invincible. Elle frissonna des pieds à la tête, et Christian Weber lui désignant un siège, elle s’y assit avec la rigidité cadavérique.
» Tous les assistants, témoins de ce spectacle épouvantable, bonnes gens aux mœurs primitives et grossières, mais pleins de sentiments pieux, se signèrent, et moi qui ne connaissais pas alors, même de nom, la terrible puissance magnétique de la volonté, je me pris à trembler, croyant qu’Agathe était morte.
» Christian Weber s’était approché de la négresse, et lui passant la main sur le front d’un geste rapide : « Y êtes-vous ? fit-il. – Oui, maître. – Sir Thomas Hawerburch ?»
» À ces mots, elle eut un nouveau tressaillement... « Le voyez-vous ? – Oui... oui... fit-elle d’une voix étranglée... Je le vois ! – Où est-il ? – Là-haut... au fond de la caverne... mort ! – Mort ! dit le docteur... Comment ? – L’araignée... Oh ! l’araignée-crabe... Oh ! – Calmez votre agitation, fit le docteur tout pâle, dites-nous clairement... – L’araignée-crabe le tient à la gorge... il est là... dans le fond... sous la roche... enveloppé de liens... Ah !... »
» Christian Weber promena un regard froid sur les assistants, qui, penchés en cercle, les yeux hors de la tête, écoutaient... et je l’entendis murmurer : « C’est horrible !... horrible !... »
» Puis il reprit : «Vous le voyez ? – Je le vois... – Et l’araignée... est-elle grosse ? – Oh ! maître, jamais... jamais je n’en ai vu d’aussi grosse... ni sur les bords du Mocaris... ni dans les terres basses de Konanama... Elle est grosse comme ma tête !... »
» Il y eut un long silence. Tous les assistants se regardaient, la face livide, les cheveux hérissés. Christian Weber, seul, paraissait calme ; ayant passé plusieurs fois les mains sur le front de la négresse, il reprit : « Agathe, racontez-nous comment la mort a frappé Sir Hawerburch. – Il se baignait dans le bassin de la source... L’araignée le voyait par derrière, le dos nu. Elle avait faim, depuis longtemps elle jeûnait ; elle le voyait, les bras sur l’eau. Tout à coup, elle sortit comme l’éclair, et planta ses griffes autour du cou du commodore, qui cria : « Oh ! oh ! mon Dieu ! » Elle le piqua et s’enfuit. Sir Hawerburch s’affaissa dans l’eau et mourut. Alors, l’araignée revint et l’entoura de son filet, et il nagea doucement, doucement, jusqu’au fond de la caverne. Elle tirait le fil. Maintenant il est tout noir. »
» Le docteur, se retournant vers moi, qui ne me sentais plus d’épouvante : « Est-il vrai, Frantz, que le commodore se soit baigné ? – Oui, cousin. – À quelle heure ? – À quatre heures. – À quatre heures... il faisait très chaud, n’est-ce pas ? – Oh ! oui ! – C’est bien cela... fit-il en se frappant le front... Le monstre a pu sortir sans crainte... »
» Il prononça quelques paroles inintelligibles, puis regardant les montagnards : « Mes amis, s’écria-t-il, voilà d’où provient cette masse de débris... de squelettes... qui a jeté l’épouvante parmi les baigneurs... Voilà ce qui vous a tous ruinés... c’est l’araignée-crabe !... Elle est là... blottie dans sa toile... et guettant sa proie du fond de la caverne !... Qui pourrait dire le nombre de ses victimes ?... »
» Et plein d’une sorte de fureur, il sortit en criant : « Des fascines !... des fascines !... »
» Tous les bûcherons le suivirent en tumulte.
» Dix minutes après, deux grosses voitures chargées de fagots remontaient lentement la côte. Une longue file de bûcherons, les reins courbés, la hache sur l’épaule, les suivaient au milieu de la nuit sombre. Mon tuteur et moi nous marchions en avant, tenant les chevaux par la bride, et la lune mélancolique éclairait vaguement cette marche funèbre. De temps en temps, les roues grinçaient, puis les voitures soulevées par les aspérités rocheuses du chemin, retombaient dans l’ornière avec de lourds cahots.
» À l’approche de la caverne, sur le pâquis des Chevreuils, notre cortège fit halte... Les torches furent allumées, et la foule s’avança vers le gouffre. L’eau limpide, coulant sur le sable, reflétait la flamme bleuâtre des torches épineuses, dont les rayons éclairaient la cime des noirs sapins penchés sur le roc. « C’est ici qu’il faut décharger, dit alors le docteur. Il faut combler l’entrée de la caverne. »
» Et ce ne fut pas sans un sentiment d’épouvante, que chacun se mit en devoir d’exécuter ses ordres. Les fagots tombaient du haut des chars. Quelques piquets, plantés au-dessous de l’ouverture de la source, empêchaient l’eau de les entraîner.
» Vers minuit, l’ouverture de la caverne était littéralement fermée. L’eau, sifflant au-dessous, s’enfuyait à droite et à gauche sur la mousse. Les fascines supérieures étaient parfaitement sèches ; alors le Dr Weber, s’emparant d’une torche, y mit lui-même le feu. Et la flamme, courant de brindille en brindille avec des pétillements de colère, s’élança bientôt vers le ciel, chassant devant elle des nuages de fumée.
» C’était un spectacle étrange et sauvage, que ces grands bois aux ombres tremblotantes éclairés de la sorte.
» La caverne dégorgeait une fumée noire qui ne cessait de se renouveler et d’en sortir. Tout autour, les bûcherons, sombres, immobiles, attendaient, les yeux fixés sur l’ouverture... et moi-même, bien que la peur me fît trembler des pieds à la tête, je ne pouvais en détacher mes regards.
» Il y avait bien un quart d’heure que nous attendions, et le Dr Weber commençait à s’impatienter, lorsqu’un objet noir... aux longues pattes crochues, apparut tout à coup dans l’ombre et se précipita vers l’ouverture...
» Un cri général retentit autour du bûcher.
» L’araignée, chassée par le brasier, rentra dans son antre... puis, sans doute étouffée par la fumée, elle revint à la charge et s’élança jusqu’au milieu de la flamme. Ses longues pennes se recoquillèrent... Elle était grosse comme ma tête, et d’un rouge violet... On aurait dit une vessie pleine de sang !...
» Un des bûcherons, craignant de la voir franchir le foyer, lui jeta sa hache et l’atteignit si bien, que le sang couvrit un instant le feu tout autour d’elle... Mais bientôt la flamme se ranima plus vive au-dessous et consuma l’horrible insecte !
» Tel est, maître Frantz, l’étrange événement qui a détruit la belle réputation dont jouissaient autrefois les eaux de Spinbronn. Je puis vous certifier l’exactitude scrupuleuse de mon récit... Mais quant à vous en donner l’explication, cela me serait impossible... Toutefois, permettez-moi de vous dire qu’il ne semble pas absurde d’admettre que des insectes, soumis à la température élevée de certaines eaux thermales, qui leur procurent les mêmes conditions d’existence et de développement que les climats brûlants de l’Afrique et de l’Amérique du Sud, puissent atteindre à des grosseurs fabuleuses... C’est même cette chaleur extrême, qui nous rend compte de l’exubérance inouïe de la création antédiluvienne !
» Quoi qu’il en soit, mon tuteur jugeant qu’il serait impossible, après cet événement, de ressusciter les eaux de Spinbronn, revendit la maison de Hâselnoss, pour retourner en Amérique avec sa négresse et ses collections. Moi, je fus mis en pension à Strasbourg, où je restai jusqu’en 1809.
» Les grands événements politiques de l’époque absorbant alors l’attention de l’Allemagne et de la France, le fait que je viens de vous raconter passa complètement inaperçu. »

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